5.0 out of 5 stars
De la lumière dans les ténèbres
Reviewed in France on 12 August 2016
NB Cela fait quelques années que je désespérais de voir un jour réapparaître quelque part A Brighter Summer Day, sans nul doute le chef-d'œuvre du réalisateur taiwanais Edward Yang et un des très grands films des 30 dernières années. C'est chose faite, grâce aux si précieuses éditions Criterion. On peut espérer qu'à la suite de cette édition américaine, il y aura des éditions ailleurs, en particulier chez nous - Carlotta, qui vient de sortir cinq des premiers films de son compatriote Hou Hsiao-hsien dans les salles (et bientôt en vidéo), semble un éditeur potentiel tout indiqué pour le mettre en valeur aussi bien qu'il doit l'être. En attendant, les locuteurs natifs et les anglophones (via les sous-titres) pourront avoir accès à cette merveille dans les meilleures conditions, avec comme toujours avec eux un master restauré et un accompagnement éditorial exemplaire, et ce aussi bien en dvd -
A Brighter Summer Day (The Criterion Collection)
- qu'en Blu-ray -
A Brighter Summer Day (The Criterion Collection) Blu-ray
. Il faut cependant veiller à ne pas oublier que chez Criterion les dvd sont zone 1 et les Blu-ray zone A et qu'il faut absolument posséder un lecteur apte à les lire.
MISE A JOUR 08/18 Ce que j'appelais de mes vœux est arrivé. D'une part l'édition Criterion a été rendue disponible en Blu-ray en Grande-Bretagne, en zone B, la même que la nôtre donc (mais toujours avec les seuls sous-titres anglais) :
A Brighter Summer Day 2 Disc Criterion - Edizione: Regno Unito - Blu-ray
. D'autre part, Carlotta ressort en août 2018 A Brighter Summer Day dans sa version intégrale restaurée en salles ; c'est en soi est une excellente nouvelle et cela annonce également une édition en dvd et en Blu-ray d'ici quelques mois en France. J'ajoute que : la version initialement distribuée en salles durait à peine plus de 3h, quand la version intégrale sortant aujourd'hui atteint presque les 4h ; le nouveau master restauré proposé par la World Cinema Foundation et distribué par Carlotta en France, hormis quelques plans et séquences moins bien récupérés, est superbe - on peut espérer une édition vidéo française qui pourrait même se situer un cran au-dessus de l'édition Criterion sortie il y a deux ans. Voici les liens vers les éditions annoncées par Carlotta pour décembre 2018 :
A Brighter Summer Day
(dvd) /
A Brighter Summer Day
(Blu-ray).
Edward Yang, l'autre artisan majeur du renouveau cinématographique à Taïwan dans les années 80 avec
Hou Hsiao-hsien
et assurément lui aussi un très grand cinéaste, n'est guère connu en France que pour son dernier opus,
Yi Yi
. Si celui-ci, loin d'être négligeable évidemment, l'a fait à juste titre connaître chez nous, il n'a pas pour autant conduit à la remise en valeur de ses 6 films précédents. C'est d'autant plus dommage qu'il est l'auteur d'une œuvre essentielle, sans aucun doute son magnum opus, A Brighter Summer Day (1991).
Avec
The Terrorizers
(1986), son 3ème film après That Day, on the Beach et Taipei Story, et celui d'avant A Brighter Summer Day, Yang semblait prendre la direction d'un cinéma avant tout épris d'enjeux formels. Hou Hsiao-hsien s'éloignait de son côté de sa veine autobiographique (à vrai dire, des trois films dits autobiographiques, seul
Un temps pour vivre, un temps pour mourir
se nourrit de ses propres souvenirs, Un été chez grand-père et
Poussières dans le vent
puisant quant à eux dans les souvenirs de ses co-scénaristes), et il se colletait à la fin des années 80 et au début des années 90 à l'histoire de l'île, d'abord avec
La Cité des douleurs
(1989) puis avec
Le Maître de marionnettes
(1993). Il n'était pas dit que Yang, sans doute des deux le plus ouvertement ambitieux, laisserait à Hou un cinéma à l'ampleur de plus en plus grande, ne perdant pas de vue l'intime mais prenant de plus en plus une dimension de fresque articulant de manière complexe l'individuel et le collectif, le récit personnel et l'histoire du pays. A Brighter Summer Day est en quelque sorte, au moins en partie, une réponse à HHH autant que le fruit d'une saine émulation. Il a en outre été conçu et réalisé à un moment où l'optimisme de mise dans les années 80 n'était plus d'actualité et où une telle entreprise était financièrement quasi-suicidaire ; si Edward Yang aura eu bien du mal à faire ce qu'il souhaitait jusqu'à Yi Yi, tout au moins aura-t-il réussi à livrer une œuvre d'un tel calibre alors que le vent avait déjà commencé à tourner.
Homme à la forte personnalité, "à la fois simple et complexe" comme le disent certains de ses collaborateurs, perfectionniste, Yang était à part en ceci qu'il avait fait ses études aux Etats-Unis et que ses réactions n'étaient pas forcément celles de ses amis avec qui il allait révolutionner le cinéma de l'île. Les récits que font ses anciens collaborateurs et amis sont d'ailleurs édifiants : ils étaient chargés de l'aider à trouver comment incarner sa façon relativement conceptuelle d'envisager les choses. The Terrorizers en est une illustration éclatante : de toute évidence largement conceptuel, il est aussi le premier de ses films à être aussi abouti parce qu'il quitte les rives de ce qui pourrait être un regard essentiellement sociologique pour atteindre une tout autre dimension en raison de ses ambitions philosophiques et esthétiques. Pour réchauffer cette distance théorique, il faudra attendre l'ampleur et les abîmes de son film suivant, plus profond et touchant dans le même mouvement.
Avec pour argument un fait divers assez connu à Taiwan, A Brighter Summer Day ne fait aucun mystère du fait que la vie des jeunes protagonistes qui y est dépeinte reflète un mal-être lié aux conditions historiques : dès le carton initial, il est écrit que l'incertitude dans laquelle étaient plongées les myriades de personnes arrivées de Chine continentale à la fin des années 40 et dans les années 50 explique que ces jeunes du début des années 60 aient ressenti le besoin de former des bandes. On a beau savoir que ce phénomène n'était à l'époque pas propre à Taiwan, et constater que certaines scènes du film d'Edward Yang pourraient à quelques détails près se trouver presque telles quelles dans un film américain se déroulant dans les mêmes années, il est évident que cette caractéristique très forte de quasiment tous les films taiwanais dépeignant des jeunes gens des années 50 à 70 - à commencer par les films autobiographiques de HHH - dit effectivement quelque chose du rapport des Taiwanais à la vie dans leur pays pendant ces deux décennies.
Dans sa note d'intention, Edward Yang précise en outre : "A Brighter Summer Day est une histoire sur une époque où les Chinois, aussi bien sur le continent qu'à Taiwan, se sont trop conformés à, ou ont été trop intimidés par, les versions officielles de l'histoire pour ressentir l'intérêt de se souvenir. Cet oubli délibéré a laissé de vastes espaces dans nos esprits, proies de l'incompréhension et des mauvaises interprétations si aisément exploitées et manipulées par les autorités de toutes sortes. A Brighter Summer Day raconte une histoire de dignité humaine et de respect de soi dans des conditions de ce type."
Si je ne souhaite pas trop entrer dans le détail du récit lui-même, encore faut-il ne pas donner l'impression que ce film utiliserait ses personnages à des fins de démonstration. Sa légèreté de touche, mais aussi l'ironie dont il sait faire preuve, y compris jusqu'à la toute fin, le prémunissent contre la tentation d'asséner quelque thèse que ce soit. Il faut assurer que ce film a beau être puissant, il est d'une délicatesse extrême et sait faire respirer ses situations, créer des moments qui sont comme autant d'instants en apesanteur. S'il existe beaucoup de très bons films sachant donner corps à la naissance d'un amour entre adolescents, celui-ci fait partie des plus obliques et retenus et cependant s'avère un de ceux qui affectent le plus. Pas de grandes ruptures dramatiques dans ce film, dont la narration est comme chez Hou Hsiao-hsien constituée de scènes qui peuvent pour certaines sembler en creux : quand bien même, au bout du compte, il y aurait bien de grandes tragédies humaines qui se jouent, rien n'est jamais sur-joué.
Un mot à propos du titre. Il se justifie par le fait que les personnages écoutent la chanson d'Elvis Presley "Are you Lonesome Tonight", dans laquelle se trouvent ces paroles, et qu'elle est enregistrée par un des amis du protagoniste principal Xiao Si'r (Chang Chen). Pour un film qui commence et se termine dans la lumière d'une belle journée d'été, ce n'est pas étonnant. Elle fonctionne également comme antiphrase, comme l'ironie douloureuse de la dernière scène le laisse entendre. La scène centrale du film, impressionnante et admirable, se déroule de nuit, alors qu'un typhon fait rage. C'est à partir de là tout le film qui est gagné par les ténèbres, même s'il continue à alterner scènes diurnes et nocturnes. Le tout premier plan : une main tire le cordon d'une ampoule et l'allume ; peu après, dans un studio de cinéma, Xiao Si'r vole une lampe-torche. Ce que le film éclaire, ne serait-ce pas la nécessité de faire jaillir la lumière dans les ténèbres ? Ce film, délicat mais éprouvant, terrible mais doux, la fait jaillir à tout moment : là réside une partie de sa grandeur.
Edward Yang raconte qu'étant donné les circonstances dans lesquelles il a dû réaliser son film, avec une industrie du cinéma de l'île alors très mal en point, il a travaillé avec énormément de gens inexpérimentés. Evidemment, cela commence avec les jeunes acteurs, tous novices ou presque. Si Lisa Yang restera l'actrice d'un seul film, il suffira à sa gloire tant elle semble la personne idéale pour le rôle. Dans le même temps, le film fait advenir une star : assez vite connu à l'international grâce à
Tigre & Dragon
, mais aussi grâce aux films de Wong Kar-Wai (
Happy Together
, puis
2046
), ce n'est que bien plus tard, une fois devenu vedette dans toute l'Asie, que Chang Chen aura tourné avec Hou Hsiao-hsien, dans
Three Times
(2005) puis dans
The Assassin
(2015). D'une certaine façon Chang Chen bouclera ainsi une boucle du cinéma taiwanais, en particulier en jouant dans Three Times, dans lequel HHH revenait sur les grandes étapes de son propre cinéma (et de fait sur les évolutions esthétiques dans le cinéma taiwanais lui-même). Ce qui est certain, c'est que sa fragilité et son intensité étaient absolument idoines pour A Brighter Summer Day, dans lequel il bouleverse.
EDITION AMERICAINE CRITERION :
A Brighter Summer Day (The Criterion Collection)
(dvd) &
A Brighter Summer Day (The Criterion Collection)
(Blu-ray) / EDITION ANGLAISE CRITERION :
A Brighter Summer Day 2 Disc Criterion - Edizione: Regno Unito
(Blu-ray)
Je rappelle que le dvd est strictement zone 1 et le Blu-ray strictement zone A pour l'édition américaine : il faut posséder un lecteur dézoné pour pouvoir les lire. Ou bien il faut se porter sur l'édition anglaise, qui est elle bien en zone B. Il n'y a, comme toujours chez Criterion, pas d'autres sous-titres qu'en anglais.
J'avoue une très légère déception relativement à la définition de l'image, pas absolument exceptionnelle. Cela étant, il faut reconnaître deux choses : 1) si j'ai bien compris, comme en témoignait la première restauration effectuée grâce à la World Cinema Foundation, que j'avais pu voir, le négatif avait été bien abîmé, et les éléments qu'ils ont dû trouver depuis et la restauration en 4K a de toute évidence bien réparé les dégâts 2) on ne verra sans doute pas mieux avant un bout de temps, en particulier si l'on peut acquérir le Blu-ray, un cran au-dessus du dvd, évidemment. Sans être aussi bouleversants que dans la version sur pellicule - mais ce n'est pas une nouveauté, et c'est quoi qu'il en soit presque toujours le cas - les noirs profonds des scènes de nuit ne sont pas trop mal restitués. Le son n'est pas toujours d'une grande netteté, mais c'était pareil à l'origine. Bref, c'est du beau travail, même si on peut encore espérer mieux.
Pour ce qui est de l'accompagnement éditorial, il est comme souvent chez Criterion excellent. Le livret reproduit, en sus de la note d'intention du réalisateur citée plus haut, un article de Godfrey Cheshire très éclairant sur le contexte et la façon dont le film s'en nourrit et en rend compte. Le commentaire audio du grand spécialiste du cinéma asiatique
Tony Rayns
donne de très nombreuses indications lui aussi. Le documentaire Our Time Our Story, d'une durée inhabituelle de près de deux heures, apprendra également beaucoup de choses sur la Nouvelle Vague taïwanaise, avec la participation de la plupart de ses acteurs principaux, à part Edward Yang justement.
Une très bonne édition et un pas dans la bonne direction. A l'heure où en France Carlotta ressort certains des premiers films de Hou Hsiao-hsien -
Coffret Hou Hsiao-Hsien, 6 Œuvres de Jeunesse- 6 DVD - Nouvelles restaurations inédites
(dvd) /
Coffret Hou Hsiao-Hsien, 6 Œuvres de Jeunesse- 6 BD - Nouvelles restaurations inédites
(Blu-ray) - il n'y a plus qu'à espérer que les distributeurs et éditeurs vidéo, ici et là-bas, ne s'arrêteront pas en si bon chemin et n'oublieront pas des œuvres majeures en cours de route - il est ainsi plus que temps que nous reviennent, dans des copies bien restaurées et des éditions à l'accompagnement éditorial conséquent, les merveilles que sont La Cité des douleurs et Le Maître de marionnettes. Quant à A Brighter Summer Day, vite, une édition française digne de ce nom !
Pour ce qui est de Yi Yi, assurons que, pour peu que les conditions rappelées ci-dessus soient réunies, il vaudra bien mieux se porter sur les éditions Criterion que sur l'édition française, de toute façon épuisée :
Criterion Collection: Yi Yi - Import USA Zone 1
(dvd) /
Criterion Collection: Yi Yi - Blu-ray
.
LECTURES
Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur Edward Yang et sur le contexte et les évolutions du cinéma à Taïwan dans les années 80-90, on ne peut que conseiller le seul livre en français sur le cinéaste,
Le cinéma d'Edward Yang
, signé Jean-Michel Frodon. Sur le cinéma de Hou Hsiao-hsien, qui mérite qu'on ne l'oublie pas et qu'on continue à y réfléchir en attendant de pouvoir revoir tous ses films dans de bonnes conditions, je conseille le livre aux Cahiers du cinéma dirigé par le même Jean-Michel Frodon :
Hou HSIAO-HSIEN
. Et plus encore, mais pour les seuls anglophones, le très remarquable ouvrage publié à l'occasion de la rétrospective organisée conjointement en Autriche et aux Etats-Unis. Ce
Hou Hsiao-hsien
est un recueil d'articles et d'entretiens d'une très grande qualité d'ensemble, qui complète idéalement le livre en français.
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